Chambres avec (plus ou moins de) vue

Certaines chambres d’hôtel laissent des souvenirs inattendus.
Celles où l’on se retrouve propulsé au milieu de la nuit parce qu’une panne technique, qui restera à jamais mystérieuse et inexpliquée, a scotché un avion au sol, et dans laquelle on passe quelques heures de mauvais sommeil pendant que des techniciens s’affairent.
Celles que l’on avait mal calculées, les erreurs de casting, motels avec vue sur le parking, auberges aux escaliers grinçants, bonbonnières débordantes de coussins et de pots-pourris, escales aux photos trompeuses et aux néons blafards. Celles, aussi, qui sont de bonnes surprises, toutes simples, mais où l’on se sent tout de suite bien.
Celles où l’on a trouvé les bestioles les plus étranges – une grenouille sur un pommeau de douche fait partie des bons souvenirs.
Celles où l’on se surprend à fredonner du Bernard Laviliers : « Les pales du ventilateur coupent tranche à tranche l’air épais comme du manioc / Y’a guère que les moustiques pour m’aimer de la sorte / et leurs baisers sanglants m’empêchent de dormir »…
Celles – minables – dans lesquelles on se retrouve faute de mieux ; ou au contraire qui sont bien trop luxueuses et trop chères – des dorures et des tentures, vraiment ? – , mais dans un cas comme dans l’autre, il n’y avait que ça.
Dans cet hôtel de Medulin, en Croatie (photo), j’avais passé quelques heures avant de prendre un avion pour Paris, prévu à 5h55, rendu hagard par plusieurs journées d’une pluie qui continuait à rider avec un zèle inlassable le bleu de la piscine. Un documentaire sur les ours du Spitzberg passait sur une chaîne de TV allemande.
L’homme qui a vu l’ours (et le fait voir)

Il signe ses emails « l’homme qui a passé le plus de temps quotidiennement avec l’ours noir en liberté au Canada ». Sa voiture est immatriculée en hommage à l’ours noir. Dans son auberge, même les taies d’oreiller représentent un ours. Sur les rives de la rivière Saint-Maurice, au Québec, Éric Allard a dédié sa vie à l’ours noir. Chaque soir en saison, il emmène ses visiteurs jusqu’à l’affût qu’il a créé en bordure du beau parc national de la Mauricie pour observer des spécimens d’Ursus americanus en liberté.
La technique d’approche a été affinée au fil des années. Un chemin d’accès en gros gravier sonore pour éviter que des plantigrades de passage soient surpris – ils seraient quand même plus d’une centaine en liberté dans les forêts du parc –, une cabane aménagée à l’opposé des vents dominants – leur odorat est infaillible – et quelques œufs de poule en guise d’appât.
À la tombée du jour, ils sont bien là, tout proches. À les observer, on comprend la fascination et les sentiments contradictoires qu’ils suscitent. Dans ses documents de prévention, Parcs Canada dit à la fois qu’ils « préfèrent éviter les humains » mais qu’on risque de les rencontrer « n’importe où », qu’ils ont peur de l’homme mais peuvent facilement nous mettre en pièces… L’animal, en bref, est difficile à cerner. Massif, puissant, avec des manières frustres, il devient délicat quand il lèche les branches pour se régaler de fourmis, gracieusement dressé sur une patte. Guidé par la voix douce d’Éric, on comprend alors par quelle alchimie ce fauve est aussi devenu le compagnon des enfants.
Et tandis qu’il arrache de ses longues griffes l’écorce d’un arbre et pousse des grognements de mauvaise augure dès qu’un congénère s’approche un peu trop près, on repense à Winnie l’ourson, ce livre pour enfants qui raconte comment un ours devient la mascotte d’un régiment canadien pendant la Première Guerre mondiale, avant de finir sa vie au zoo de Londres. On en a profité pour le relire. Et découvrir que Winnie the Pooh est fondé sur une histoire vraie, et que Winnie l’ourson… était une oursonne.
Les ours(es) sont décidément pleins de surprise.
(PS : À lire aussi : L’Ours qui a vu l’homme, récits de rencontres avec les ursidés sous la plume de l’excellent Charlie Buffet !)
Momijigari

Les mots en disent parfois beaucoup plus sur un pays que le sens strict de leurs modestes consonnes.
Au Japon, le terme momijigari désigne rien de moins que l’observation des feuillages d’automne. Proche du hanami (la contemplation des fleurs, en premier lieu celles des sakura, les célèbres cerisiers japonais), la tradition existerait depuis des siècles, passe-temps de la noblesse devenue rituel populaire. Et c’est vrai qu’ils sont superbes, ces momiji (érables) écarlates, tout à la fois flamboyants et délicats, qui éclatent en un feu d’artifice de rouges, d’orange et d’ambre.
Pour l’Occidental, comme souvent au Japon, l’activité garde quand même une part de mystère. Est-on censé regarder les érables rougissants à la loupe ? Ou de loin ? Pousser de bruyants cris de joie ou prendre un air pensif et pénétré ?
On ne comprend pas tout et c’est très bien comme ça. Avant de descendre sur le tarmac de Narita Airport, l’étranger doit laisser dans l’avion sa grille de lecture occidentale, lâcher prise et se laisser porter, presque flotter. Accepter d’être un peu Lost in Translation, pour reprendre le titre de ce film qui décrit si bien l’effet étrange que le Japon a sur le visiteur.
Ceci fait, on pourra apprécier le momijigari et le komorebi – la lumière du soleil diffusée à travers les feuilles des arbres –, et méditer sur ce haïku célèbre du poète Ryôkan :
Elle se montre de dos
Elle se montre de face
La feuille virevoltante de momiji