Court-circuit (Délestage 1)

La lumière s’éteint, la ville vibre d’un ohhh ! général, et ça n’étonne plus personne. La Jirama – Jiro sy Rano Malagasy, « Eau et électricité de Madagascar », la société nationale de fourniture d’eau et d’électricité malgache – est (presque) avant tout connue pour ses délestages. Des coupures de courant régulières, par quartiers, parfois quotidiennes.
La faute à une infrastructure hors d’âge et mal entretenue, souvent des générateurs pétaradants que l’on croise en périphérie des villes de province dans le grondement du métal et les odeurs de fioul. Avec le temps, on s’y habitue, ou du moins on se fait une raison. Sauf quand on ne s’y habitue pas : pourquoi la coupure survient-elle toujours quand on est sous la douche ou dès que l’on branche un ordinateur en mal de batterie ?
Et puis un jour, on tombe sur le logo de la Jirama. Et tout s’explique : on y voit un robinet d’eau coulant dans une ampoule électrique. À la base, en somme : un court-circuit.
Outdoor aérobic

En fin de journée à Battambang, ville carrefour cambodgienne que traversent les visiteurs dans leur route vers les merveilles d’Angkor, des habitant(e)s se rassemblent par dizaines au bord de la rivière pour une séance d’aérobic collective, au son de haut-parleurs saturés. Des coachs habillés de lycra donnent le tempo et l’énergie, et l’on imagine que les collègues de bureau, les mères au foyer et les jeunes retraités, au sortir du travail ou après les occupations de leur journée, se donnent chaque soir rendez-vous devant les enceintes tonitruantes de tel ou telle leader de revue survitaminé(e).
Une salle de sport à ciel ouvert ? Pas seulement. Car là où chacun, à la “salle”, s’escrime seul dans son effort – qui sur son rameur, qui sur son tapis de course, qui sur ses pompes ou ses abdos –, on est ici face à un mouvement collectif. Tous se sont rassemblés pour faire les mêmes moulinets et déhanchements, bouger bras et jambes à l’unisson et dans la même direction.
Dans cette localité tranquille, cette belle émulation, d’autant plus appréciable qu’elle est tout à fait inattendue, volerait presque la vedette aux autres curiosités locales : le grand marché, les maisons coloniales et la pagode de l’Éléphant blanc. Quelques années plus tard, je suis tombé sur une scène comparable à Vientiane, capitale du Laos, un jour où un lourd ciel d’orage donnait au spectacle un air de dernière danse avant la fin du monde. Ensemble, ils semblaient prêts à défier les éléments, comme s’ils avaient le pouvoir de repousser les nuages d’encre…
Une pinte pour la route

“Vous n’êtes pas allé à Tromsø si vous n’êtes pas allé à Ølhallen”, affirment les anciens au sujet du plus vieux pub de Tromsø. Cette ville du nord de la Norvège, maintenant moderne et étudiante, a occupé une place à part dans l’histoire de l’exploration polaire : c’est ici que le Fram commandé par Fridtjof Nansen fit, en 1893, ses derniers préparatifs avant de mettre le cap sur le continent blanc pour un voyage épique qui dura un an et demi. Ici aussi que Roald Amundsen acheta en 1901 le Gjøa, seul navire à jamais franchir le mythique passage du Nord-Est que Willem Barents avait tant cherché. Et d’ici encore qu’il partit à bord du Latham, vingt-sept ans plus tard, à la recherche de son ami Umberto Nobile, expédition qui coûta la vie au conquérant des deux pôles.
Le pub, longtemps interdit aux femmes, est devenu une attraction touristique mais a préservé son atmosphère, blonde et ambrée comme les bières qu’on y sert. On y est accueilli par deux gigantesques ours blancs empaillés, animaux invisibles dans la région, mais dont on imagine que les explorateurs d’hier rapportaient de captivants récits. En ce début d’après-midi, la salle accueille de nombreux passagers du ferry côtier Hurtigruten, mais aussi de solides gaillards norvégiens qui entrent en claquant fort la porte, ébrouent la neige sous leurs bottes, puis engloutissent des pintes de Mack en parlant à voix basse. “Aujourd’hui, le pub est plein car les avions sont cloués au sol par la tempête”, annonce le patron au look de pirate, anneau à l’oreille et bandana sur la tête.
Démonstration, à peine passée la porte vers le dehors : le vent, qui s’annonçait depuis quelques heures, s’est maintenant levé avec force, poussant la neige à l’horizontale et verglaçant les trottoirs. Force 11 Beaufort. Sur le port, les vagues frappent les quais avec un bruit de succion et le sifflement du vent emplit l’espace. Contre toute attente, à l’heure dite, le Midnatsol a largué les amarres et mis le cap vers le nord.